Le parfum iodé de la mer, le goût de l'air salé… et l'odeur du tabac. Seiichi aimait l'océan. Enfant, il n'y avait jamais eu trop accès – son affinité s'était développée peu après son arrivée à Abberline. Il avait passé maintenant plus de dix ans à l'observer. Le scintillement des flots, les milles richesses de sa flore, les mystères de ses profondeurs… combien de créatures en venaient-elles, ondines bleues baignant sur ses rivages, nymphes diaphanes portées par ses courants ?
Il ne se lassait jamais de la regarder, lorsque les circonstances de la vie le lui permettraient. Le cadre idyllique de l'île contribuait, chez lui, à la naissance d'une émotion presque mélancolique ; une stance contemplative, une envie de juste se poser et de se laisser vivre… ce qui expliquait pourquoi il ne sortait presque jamais de chez lui ou de son bureau dès lors qu'il fréquentait l'île. Hors de question que ce genre de niaiserie vienne perturber le bon déroulement de ses recherches.

Or, de par ses devoirs d'Oracle, il lui incombait d'accueillir les nouveaux arrivants, après avoir fait le trajet avec eux. C'était le cas aujourd'hui. Il avait fait l'intégralité du trajet dans sa cabine, organisant ses notes sur les recherches qu'il avait conduites à l'extérieur, doucement bercé par les flots. Ses réflexions furent interrompues par les vrombissements des moteurs du bateau et il rangea à la hâte ses affaires. Enfilant sa besace, il se dirigea vers le pont.

Si Alaria était fermée à l'extérieur, ses habitants n'en pêchaient pas moins dans les eaux qui l'entouraient. Et, de temps en temps, comme c'était le cas ce matin, un bateau arrivait de l'extérieur. Transportant marchandises qu'on ne pouvait fabriquer sur place et nouveaux arrivants, il faisait plus ou moins figure d'attraction. Il y avait pas mal de monde sur le quai. Seiichi, clope au bec, s'avança lorsqu'il vit l'objet de son attente descendre du bateau. Lucas Thyance, un loup-garou de seize ans. Un jeune homme dont la vie avait basculé récemment… et qui, n'en pouvant plus des massacres et des meurtres dont il était l'origine, n'avait même pas cherché à comprendre les modalités de son inscription à Abberline. Un spécimen des plus intéressants. Il ne lui restait plus qu'à l'informer des fameuses modalités ; ce serait encore plus simple si c'était à sa propre demande.

« Bienvenue à Alaria. L'école s'appelle Abberline et est un peu plus loin. Tiens, » dit-il en lui tendant un petit coquillage de couleur mordorée. « voici un Parleur. Ca te serait utile pour comprendre ceux qui ne parlent pas la même langue que toi. Viens, l'arrêt de bus est par-là. »

Il se mit à marcher et indiqua à Lucas de le suivre. « On peut discuter du reste en chemin. Ah, tu devrais peut-être sortir ton téléphone et son chargeur de ton sac. On te les confisquera à la réception. »

Depuis deux ans qu'il avait ce boulot, on aurait pu croire qu'il commençait à maîtriser son petit speech. Rien à faire, il avait toujours autant du mal à faire l'introduction.

« Je m'appelle Seiichi Hasegawa », dit-il en roulant une cigarette entre ses doigts pâles. « Je suis archiviste à l'académie. » Ils continuaient leur petit bonhomme de chemin, traversant la ville vers le petit arrêt de bus d'où partait la ligne reliant la ville à l'école. La journée s'annonçait belle et fraîche. Une légère brise dansait dans les cheveux de Seiichi, dévoilant son œil fermé. Le jeune homme porta la cigarette à ses lèvres et en lécha délicatement le papier avant de craquer une allumette et de se mettre à fumer.

« Pour répondre à tes autres questions, Lucas… Il n'y a aucun autre moyen de communication avec l'extérieur que ce même bateau que nous venons de prendre. Seuls les adultes et ceux qui les accompagnent ont le droit de l'emprunter. Nous te rendrons à ta famille, pour ainsi dire, à la fin de tes études, qui durent neuf ans. » Cette révélation faisait toujours son petit effet, bien qu'elle ait généralement lieu -avant- l'arrivée sur l'île. Il était encore peut-être un peu trop tôt pour lui parler de l'existence du WiFish, ce réseau WiFi pirate et système-D qu'il avait aidé à mettre en place peu après son arrivée et dont il était aujourd'hui un des principaux responsables.

« J'ai moi-même été élève à Abberline et je suis conscient de ce que cet éloignement représente.», ajouta Seiichi sans préciser qu'il l'avait surtout observé sur ses camarades. Ils étaient maintenant à l'arrêt. Quelques minutes passèrent, durant lesquelles l'oracle continua ses explications. Avec un sens du timing presque surhumain – et après tout, il n'était -pas- humain – il termina sa cigarette au moment où le bus s'arrêta devant eux. Il paya leurs deux places d'une poignée de coquillages.

«Ah, avant que j'oublie. Voici des coquillages. C'est la monnaie locale. Tu as, quoi, seize ans ? Tu devrais pouvoir être capable de te trouver un petit boulot en ville. L'école te fournit une petite somme chaque mois pour les achats de première nécessité, mais tu auras rapidement besoin d'avoir ton propre revenu. Notamment pour payer les frais postaux, si tu veux envoyer des lettres à tes petits camarades. C'est comme ça que les gens de l'île communiquent les uns avec les autres. Il y a un réseau de téléphones d'urgence qui relie notamment l'académie et les médecins de la ville. »

Le bus suivit son trajet habituel, entre les champs et les plages que Seiichi connaissait maintenant sur le bout des doigts. Le petit garou ne tarderait pas à les connaître, lui aussi… Était-ce ça qu'on appelait un chez-soi ? Il n'en savait rien. Mais c'était amusant de les observer, ces petits nouveaux. Il y avait dans leur émerveillement et dans leur naïveté quelque chose… Quelque chose, oserait-il ? Oui, quelque chose d'émouvant.

Encore quelques pas après que le bus les eût déposés et ils étaient déjà à l'accueil de l'école. Seiichi salua la secrétaire de la réception et récupéra les formulaires d'inscription de Lucas. Il le dirigea vers un petit bureau attendant à la réception, où il lui fit signe de s'asseoir en face de lui. Immédiatement, il roula et ralluma une autre cigarette. Ce fut à peu près à ce moment-là que le jeune garou lui demanda de remplir ses papiers pour lui. Seiichi laissa s'échapper la fumée dans un soupir désabusé. Les jeunes, de nos jours. Mais il fallait être patient, comme aurait dit sa mère.

« C'est pas très complexe. On va les remplir ensemble. Regarde, le début : nom, prénom, date de naissance, adresse des parents... »

Abasourdi, Seiichi regarda partir Lucas sans dire un mot, l’œil écarquillé et la clope pendue au bec. Le petit… ! Ouais, le petit. Et l'appeler Seiichi en plus. Comme ça, tranquille. Bon sang, il allait le lui faire payer la prochaine fois qu'il le croiserait. C'est monsieur Hasegawa, pour toi, garou ! Enfin, bon, ce n'était peut-être pas une excellente idée de faire ce genre de remarque à un gamin à peine pubère capable de se transformer en canidé géant à la moindre pleine lune qui passe.

Avec un soupir, l'oracle rassembla sa propre paperasse et la rangea dans son casier. Il salua la secrétaire en sortant et repartit à petit pas vers son domicile. Une bonne douche lui ferait du bien…