Le calme des flots, l'odeur de l'embrun et les rumeurs des vagues, perdues sous la lune... Seiichi était debout sur le pont, les yeux perdus à l'horizon. Le bateau qui reliait Abberline au monde tanguait doucement sous une faible brise. Il voguait depuis plusieurs jours maintenant et n'allait pas tarder à rejoindre bon port.
L'Oracle commençait à connaître le trajet. Quel que soit le point de départ, la fin restait toujours la même... Les vagues, infinies et toujours calmes – par une magie inexpliquée, il n'avait jamais essuyé un seul orage – aussi longtemps qu'il le fallait, puis la brume avant l'arrivée au port. Les mêmes odeurs, les mêmes images, les mêmes sons.

Où commence la routine ? Comment maintenir son émerveillement ?
Seiichi se gratta la tête et tira une dernière latte de sa cigarette. Ce n'était son genre de penser à ce genre de choses. Non, ça ne lui ressemblait pas. Il avait l'habitude des nuits blanches passées à fumer et à regarder la mer, mais pas à se prendre la tête sur le sens de son existence. La faute au calme plat de ses recherches ; il n'avançait pas, et ce blocage se ressentait cruellement sur ses humeurs.

En parlant de recherche, il accompagnait ce jour-là Miss Northwood Arya, une petite Fée islandaise toujours accompagnée d'un grand loup blanc... Ce qui avait provoqué, cela va sans dire, une certaine tension parmi les autres passagers. Seiichi ne s'en préoccupait guère, tant que le loup en question ne pénétrait pas dans l'établissement pour y mettre la terreur et la pagaille parmi les autres élèves.
Il n'osait même pas penser ce qui se passerait s'il le trouvait entrain de faire ses griffes, ou, pire, ses besoins, dans sa chère bibliothèque. En effet, Seii ne s'y connaissait certainement pas en animaux. Il laissait ça à d'autres. Il avait déjà assez de travail comme ça avec les humains, les créatures et leurs multiples descendants.

En parlant de descendance, la demoiselle avait visiblement des pouvoirs liés au feu, mais Seiichi ne s'y était pas trop intéressé – l'enfant était défigurée, recouverte de cicatrices, et Seii n'avait pas eu le cœur de trop l'interroger sur ses origines. Elle avait l'air d'en avoir bavé et Seii l'avait donc laissée au maximum tranquille avec son loup.
Il ne lui faisait aucun doute que la vie à l'internat lui serait plus douce que sa vie en Islande et qu'elle s'y ouvrirait peu à peu au monde. Lui-même était très renfermé lorsqu'il était arrivé à Abberline, et les multiples rencontres qu'il y avait faites l'avait beaucoup aidé. Lorsqu'Arya se sentirait mieux, il se permettrait de lui poser quelques questions.

Au loin, une faible lueur apparut. La brume qui annonçait l'île luisait d'une nitescence claire pour ceux qui savaient ce qu'elle cachait. Le bateau arriverait bientôt au port.

Seiichi éteignit puis jeta sa cigarette dans une petite poubelle du pont avant de redescendre vers les cabines. Il toqua deux coups brefs sur la porte de celle attribuée à la jeune Northwood.

« Miss Northwood ? Préparez-vous, nous arrivons bientôt sur l'île. »

Seiichi repartit sur le pont après avoir prévenu la jeune Northwood de leur arrivée prochaine. L'aube pointait le bout de son nez. Les vagues étaient toujours aussi calmes, leurs crêtes brillantes dans les premières lueurs du jour. On n'y voyait encore guère, mais l'équipage du bateau n'éclairait généralement pas le pont lors de l'arrivée. Les ténèbres qui cédaient petit à petit la place à la lumière du soleil se levant derrière les brumes de l'île faisaient partie du spectacle. C'était une tradition pour les arrivées à l'aube, qui renforçait l'esprit de mystère entourant l'île. La plupart des gens ne la quittaient jamais, après tout. Il était donc logique de vouloir marquer les esprits.

Les personnes commençaient à sortir des cabines, encombrées de bagages, avançant seule ou en petit groupe sur le pont. Un vent de chuchotements parcourait l'assistance. Les parents montaient leurs enfants sur leurs épaules et leur montraient la silhouette de l'île vers laquelle l'embarcation se rapprochait. Seiichi se rapprocha d'Arya lorsqu'il la vit sortir avec son loup. Il comprenait que la plupart des passagers n'aient pas très envie de les approcher. Lui-même ne voulait pas trop brusquer la jeune fille et préférait rester à distance, mais il fallait quand même qu'il lui explique les rudiments de la vie sur l'île avant de la lâcher dans la nature. Et les dieux savaient que cela pouvait prendre du temps...

Il laissa la jeune fille discuter avec son loup – plus rien ne le surprenait, depuis qu'il avait découvert ses propres origines – puis se racla la gorge avant de prendre la parole.

« Miss Northwood, nous allons accoster d'ici une vingtaine de minutes. Vous voici donc devant Alaria, l'île qui abrite le pensionnat Abberline. Vous allez bientôt y commencer votre scolarité, parmi d'autres descendants de créatures mythologiques – tout comme vous. Vous y serez en sécurité et vous y apprendrez, outre les matières générales, à mieux contrôler vos pouvoirs. »

Seiichi fit une petite pause, cherchant un objet dans le grand sac de cuir qu'il portait en bandoulière. Il sortit une petite bourse de tissu bleu, décorée d'un gros coquillage.

« Voici un petit cadeau de bienvenue de la part d'Abberline », dit-il en lui tendant la petite pochette. « La monnaie locale est le coquillage. L'école vous versera une petite somme tous les mois, et dès vos seize ans, vous serez autorisée à aller chercher un travail en ville afin d'améliorer vos revenus. »

Une autre pause. Seiichi sortit une cigarette, l'alluma et commença à fumer. Il ne pouvait pas s'en empêcher. Il adorait ça, même si c'était une mauvaise habitude.

« Que dire d'autre ? Ah, on vous fournira une carte d'étudiante à la réception de l'école, elle vous servira de carte d'identité sur l'île. Et on vous y indiquera votre chambre dans les dortoirs du pensionnat. Je ne pense pas que votre loup soit le bienvenu aux alentours de l'école, par contre, mais il y a toute une jungle où il sera sûrement très bien... Est-ce que vous avez des questions ? N'hésitez pas, je suis là pour y répondre. »

« C'est une bonne question... »
Seiichi sourit à Arya. Il voulait la rassurer, mais il ne savait pas comment. Il n'avait jamais été doué pour ça. Il avait toujours été de nature froide et réservée, ce qui ne marchait pas des masses avec les enfants. Bon, tant qu'elle ne se mettait pas à pleurer et que le loup n'essayait pas de le déchiqueter, tout allait bien, non ?

« Je ne suis pas le seul oracle à parcourir le monde à la recherche des descendants des créatures, vous savez. Mais il se peut, en effet, que des gens ne soient jamais repérés par nos services... Bien que cela me semble extrêmement peu probable. Car quand je regarde les gens... »

Comme pour illustrer ses propos, son regard alla se perdre sur la foule qui patientait sur le pont du bateau. Il y avait, comme d'habitude, plusieurs cas des plus représentatifs.

« ... Je sais exactement ce qu'ils sont. Cet homme est un garou, avec des gênes de chiens – vous voyez ses oreilles ? Et cette bosse sous son manteau, c'est certainement sa queue. Les garous sont les plus simples, mais les cas comme le vôtre sont plus intéressants. Comment expliquer ? »

Il s'arrêta, le temps de tirer une autre latte. Cela n'avait jamais été aisé pour lui de parler de ses dons – c'était comme devoir décrire les couleurs à un aveugle, ou la musique à un sourd.

« Quand je vous regarde, je sais que vous êtes une fée – et vous dégagez beaucoup de chaleur, donc j'en conclus que votre pouvoir vient de là. Quand je regarde cette dame, là-bas, celle avec le foulard jaune, je sais qu'il s'agit d'une vampire, bien que je reconnaisse qu'elle fasse de grands efforts pour le cacher. Je le sais, c'est tout, sans avoir besoin de vérifier la couleur de ses yeux. Comme vous savez que votre loup est blanc, je sais ce que sont les gens. »

Est-ce que c'était satisfaisant, comme explication ? Est-ce que c'était ne serait-ce que la réponse qu'elle voulait ? Ou est-ce qu'il était encore complètement à côté de la plaque ?

« Et tous les oracles fonctionnent ainsi – la plupart sont d'ailleurs plus efficaces que moi, pouvant sentir les personnes avec précisions sur plusieurs centaines de kilomètres. Pourquoi cette question ? Est-ce que quelque chose vous inquiète ? »

C'était ça que cela signifiait, non, ce petit jeu avec ses cheveux ? Il tira à nouveau sur sa cigarette. Pourtant, depuis le temps, il avait l'habitude... Mais en ce moment, il n'était pas lui-même. Non, il était définitivement dans un état second. Les gens étaient plus faciles à gérer quand il n'avait pas à leur adresser la parole et il fumait plus que d'habitude, si c'était possible. Il n'ignorait pas la cause de ce malaise, mais ce n'était ni le lieu ni le moment de s'épancher sur ses états d'âme.